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Recette #003

Le Baiser de l'artiste : Quand ORLAN a transformé la FIAC en foire sexuelle

Concercant l'œuvre : Le Baiser de l'artiste (1977)

PUB: 02.12.2025

AUT: Sohane SHAKHUN

SRC: CONFIDENTIEL

Imaginez la scène : nous sommes en 1977, au Grand Palais, temple sacré de l'art contemporain parisien. Entre deux coupes de champagne et des ventes à plusieurs zéros, une jeune femme installe un stand qui ressemble étrangement à une attraction foraine. Pas d'invitation, pas de permission, juste un culot monstre et une proposition indécente : pour 5 francs, vous pouvez soit poser un cierge, soit embrasser l'artiste. Spoiler : ça n'a pas plu à tout le monde.

01.L'Artiste : ORLAN, la reine de la métamorphose

Avant de plonger dans le scandale, un mot sur la coupable. Mireille Porte, dite ORLAN (qu'elle écrit toujours en MAJUSCULES car elle ne veut pas rentrer dans le rang), se distingue radicalement de ses contemporains. Née à Saint-Étienne, elle a fait de son propre corps son matériau de prédilection. Pour elle, le corps n'est pas sacré, c'est une matière qu'on peut modifier, opérer, sculpter.

"Le Baiser de l'artiste" n'est pas qu'un coup d'essai, c'est le début d'une longue carrière où elle passera sa vie à questionner les diktats de beauté imposés aux femmes, quitte à passer sur la table d'opération pour se faire implanter des cornes sur le front (implants en silicone de chaque côté du front, oui, vraiment).

L'Artiste : ORLAN, la reine de la métamorphose
Fig. - ORLAN : "Mon corps est mon logiciel."

02.L'Incruste du Siècle

Il faut comprendre le contexte. La FIAC (Foire Internationale d'Art Contemporain), c'est sérieux. C'est business. On y vend de l'art, certes, mais on le fait avec élégance et distance. ORLAN, elle, débarque sans être invitée (l'incruste, c'est tout un art) et installe son "piège à regard" (référence au concept de Jacques Lacan).

Elle ne vient pas exposer un tableau, elle vient exposer son propre corps. Mais pas n'importe comment : elle le met en scène comme une marchandise assumée. Dans un milieu où l'argent circule discrètement dans les arrière-salles, elle pose la question de l'argent sur la table (ou plutôt dans la fente). Elle crie ce que tout le monde chuchote : oui, l'art est un commerce, et l'œuvre voire l'artiste est un produit.

L'Incruste du Siècle
Fig. - Le stand d'ORLAN à la FIAC 1977 : entre autel religieux et baraque foraine.

03.Sainte ou P*te ? Choisissez votre camp

Le dispositif est d'une brutalité géniale. D'un côté, "Sainte ORLAN", une photo d'elle en Madone, drapée dans une matière baroque, intouchable. C'est une véritable provocation religieuse : elle détourne l'iconographie sacrée pour son propre culte. On peut lui offrir un cierge (comme à l'église). De l'autre, "ORLAN-corps", son buste nu détouré sur bois, avec une fente pour insérer une pièce de 5 francs.

C'est la binarité infernale imposée aux femmes depuis des siècles qui nous saute au visage. La société (et l'histoire de l'art) a toujours eu du mal à voir la femme autrement que comme une vierge pure ou une prostituée. ORLAN ne choisit pas : elle incarne les deux simultanément. Elle vous force à choisir, et en choisissant, vous devenez complice du stéréotype. Si vous mettez le cierge, vous sanctifiez. Si vous mettez la pièce, vous consommez.

Sainte ou P*te ? Choisissez votre camp
Fig. - À gauche la Vierge, à droite l'Amazone. Le dilemme moral à 5 francs.

04.La Machine à Baiser

Ce n'était pas un simple baiser volé. C'était mécanique. La pièce de 5 francs tombait dans le gosier transparent de l'œuvre, glissait jusqu'au pubis, et déclenchait une alarme ou une lumière. Alors, l'artiste, maquillée à l'extrême, se penchait et donnait le baiser.

En transformant le geste le plus intime (le baiser) en acte tarifé et automatisé, ORLAN crée le malaise. Elle devient un juke-box humain, un distributeur de tendresse. C'est une critique acerbe de la marchandisation des corps, mais aussi une parodie du rôle de l'artiste qui doit "se donner" à son public. Ici, elle se donne littéralement, mais selon SES conditions et SON tarif.

La Machine à Baiser
Fig. - L'artiste en pleine action : le baiser comme performance mécanique.

05.Le Prix du Scandale

On pourrait croire que les féministes de l'époque ont applaudi. Pas du tout. ORLAN s'est retrouvée isolée, attaquée de tous les côtés. Pour les conservateurs, c'était de la pornographie vulgaire. Pour certaines féministes, c'était de l'auto-exploitation (pourquoi vendre son corps quand on se bat contre la prostitution ?).

L'ironie est totale : en voulant dénoncer la femme-objet, elle a été accusée de l'être. La sanction sociale fut immédiate : elle a perdu son emploi d'enseignante. La société accepte qu'on représente des femmes nues dans les musées (peintes par des hommes), mais elle ne supporte pas qu'une femme prenne le contrôle de sa propre nudité et de son propre commerce. C'est cette hypocrisie qui rend l'œuvre encore plus puissante aujourd'hui.

06.L'Héritage : Mon Corps, Mon Œuvre

Avec le recul, Le Baiser de l'artiste est devenu un pilier du Body Art. ORLAN a ouvert une voie royale : celle de l'artiste qui ne produit pas d'objets extérieurs, mais qui fait de son existence même le terrain de l'art.

Trente ans plus tard, la FIAC l'a réinvitée, officiellement cette fois. L'œuvre qui avait fait scandale est devenue une pièce de musée. La "pute" d'un jour est devenue la "sainte" de l'histoire de l'art. Comme quoi, il suffit parfois d'attendre que le monde reconnaisse la qualité.

Le Baiser de l'artiste | KVU